Racontons donc avant tout Mahomet
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La première considération qui soffre à lesprit pour létonner, quand on déplie devant soi une carte du globe pour y faire, sil est permis de parler ainsi, la géographie des religions, cest que le petit espace de terre compris entre le fond de la Méditerranée et les rivages de la mer Rouge, espace presque tout entier occupé par le mont Liban, les collines de la Judée, les montagnes dArabie et le désert, ait été le site, le berceau, la scène des trois plus grandes religions adoptées par lespèce humaine (en exceptant lInde et la Chine): la religion juive, la religion chrétienne et la religion de Mahomet. On dirait, en attachant ses regards sur une mappemonde, que cette petite zone de rochers et de sables entre deux mers limpides et sous des étoiles sereines réfléchit à elle seule plus de divinité que le reste du globe. Pourquoi cela? En écartant toute action directe de Dieu dans la révélation des dogmes et des cultes qui sont le plus conformes à son essence, et en nous bornant aux simples notions historiques, cest que ces peuples ont évidemment reçu de la nature en partage, pour faculté dominante, la faculté qui fait voir linvisible, limagination. La raison conclut la divinité ; à elle seule, limagination la voit, lentend, lui parle, la fait parler, la décrit, la dévoile, ladore, et, communiquant par lénergie de sa perception son enthousiasme aux autres, crée entre la terre et le ciel ces mondes invisibles qui occupent dans lesprit des hommes plus de place que le monde réel. Cest limagination qui spiritualise le genre humain, cest le spiritualisme qui lélève à la découverte de Dieu, cest la vue de Dieu qui moralise et qui divinise lhomme. Gardons-nous donc de mépriser les peuples à grande imagination. Ils seront toujours les maîtres, comme ils sont les aînés de la race humaine. Ils nous ont découvert les cieux. Et si lon me demande pourquoi cette faculté de limagination (la seconde des facultés de lintelligence, puisque la raison est la première) a été donnée aux Arabes en plus grande proportion quà nous, comme un droit daînesse dans lhéritage du Patriarche éternel à ses fils, nous répondrons que nous nen savons rien; que Dieu est libre et absolu dispensateur de ses dons divers entre ses enfants ; que les uns ont reçu la raison froide qui analyse, qui pose des principes, qui tire des conclusions, qui sape les erreurs; les autres, le don législatif qui fonde et qui régit les sociétés ceux-ci, le don de la parole qui enchante et qui persuade les hommes ; ceux-là, le don du courage qui conquiert la terre et qui repousse la servitude; tous, une part spéciale et dominante dans ces facultés diverses dont lharmonie compose léquilibre et la grandeur de lhumanité. Quant aux causes purement matérielles qui ont donné à la race patriarcale une imagination plus active, plus féconde et plus religieuse quaux races de lOccident, nous en indiquerons trois seulement le climat, le loisir et, la contemplation. Le ciel particulièrement tiède et serein qui couvre ce coin du globe -y préserve lespèce humaine de cette multiplicité de besoins contre lesquels nous luttons par un travail incessant. Ce travail distrait notre intelligence des choses invisibles, il fait de notre vie une alternation sans fin de fatigues et de sommeil. Le corps usurpe ainsi sur lesprit. Nous souffrons ou nous jouissons, nous navons pas le temps de méditer. Ces peuples, au contraire, nont presque point de besoins matériels que la nature ne satisfasse davance autour deux. Les troupeaux promènent deux-mêmes sur leurs pas leur nourriture; la source roule leur breuvage ; le dattier sans culture mûrit leur pain; le chameau les transporte; un pan de laine, jeté sur trois piquets de bois, les abrite; ils consomment les jours dans la solitude et dans les longs silences, cette végétation sourde des idées. Cette vie patriarcale leur donne ce qui manque aux populations agricoles, guerrières ou industrielles de lOccident, le loisir. Limagination est fille du loisir. Le loisir est contemplatif ; la contemplation naboutit jamais quà linfini : linfini, cest Dieu. Il est donc naturel que cette race, qui jouit du climat de la pensée plus quaucune autre, soit douée dune imagination plus puissante pour scruter les lois métaphysiques du monde supérieur, comme la limpidité de son firmament et la transparence profonde de ses nuits dans le désert lui ont fait scruter, la première, les lois célestes de lastronomie. La méditation intérieure nest-elle pas, en effet, lastronomie de lâme? Bien loin daffecter sur cette race mystique et pieuse la supériorité que les hommes de ce temps attribuent aux peuples exclusivement calculateurs et sceptiques de lOccident, nous croyons que Dieu a donné en cela aux peuples pasteurs - de lArabie la meilleure part, selon lexpression de lÉvangile. Nous croyons que le plus noble emploi des facultés de tout être créé est de découvrir, pour ladorer et le servir, son Créateur ; que Dieu est le seul but de la création ; que la race véritablement dominante dans les différentes familles de lhumanité est celle qui contient en elle le plus de ce sentiment de présence et dadoration de Dieu que, parmi ces races, les plus grands hommes, aux yeux de lappréciateur suprême de toute grandeur, ne sont ni les plus grands possesseurs despace sur la terre, ni les plus grands tueurs dhommes, ni les plus grands fondateurs dempires, mais que les plus grands hommes sont les plus saints. Ce nest pas, en effet, par lapparence extérieure et fugitive des choses quil faut juger de leur valeur intrinsèque, cest par ces choses elles-mêmes. Les Arabes ont sur cela une parabole qui incarne, comme ils le font toujours, le Verbe dans un récit. Le roi Nemrod, disent-ils, fit comparaître devant lui, un jour, ses trois fils. Il fit apporter devant eux, par ses esclaves, trois urnes scellées. Lune de ces urnes était dor, lautre dambre, la dernière dargile. Le roi dit à laîné de ses fils de choisir parmi ces urnes celle qui lui paraîtrait contenir le trésor du plus grand prix. Laîné choisit le vase dor, sur lequel était écrit Empire; il louvrit et le trouva plein de sang. Le second prit le vase dambre, sur lequel était écrit Gloire , il louvrit et le trouva plein de la cendre des hommes qui avaient fait du bruit dans le monde. Le troisième prit le seul vase qui restait, celui dargile ; il louvrit, et il le trouva vide mais, au fond, le potier avait écrit un des noms de Dieu. «Lequel de ces vases pèse le plus? » demanda le roi à sa cour. Les ambitieux répondirent que cétait le vase dor ; les poètes et les conquérants, que cétait le vase dambre les sages, que cétait le vase vide, parce quune seule lettre du nom de Dieu pesait plus que le globe de la terre. Nous sommes de lavis des sages ; nous croyons que les plus grandes choses ne sont grandes quà la proportion de divinité quelles contiennent, et que quand le rétribuer suprême jugera les poussières de nos actes, de nos vanités et de nos gloires, il ne glorifiera que son nom.