La Vie de Mahomet

(Alphonse de Lamartine, 1854)

Livre 1 - Chapitre 1 et 2

Racontons donc avant tout Mahomet….

La première considération qui s’offre à l’esprit pour l’étonner, quand on déplie devant soi une carte du globe pour y faire, s’il est permis de parler ainsi, la géographie des religions, c’est que le petit espace de terre compris entre le fond de la Méditerranée et les rivages de la mer Rouge, espace presque tout entier occupé par le mont Liban, les collines de la Judée, les montagnes d’Arabie et le désert, ait été le site, le berceau, la scène des trois plus grandes religions adoptées par l’espèce humaine (en exceptant l’Inde et la Chine): la religion juive, la religion chrétienne et la religion de Mahomet. On dirait, en attachant ses regards sur une mappemonde, que cette petite zone de rochers et de sables entre deux mers limpides et sous des étoiles sereines réfléchit à elle seule plus de divinité que le reste du globe. Pourquoi cela? En écartant toute action directe de Dieu dans la révélation des dogmes et des cultes qui sont le plus conformes à son essence, et en nous bornant aux simples notions historiques, c’est que ces peuples ont évidemment reçu de la nature en partage, pour faculté dominante, la faculté qui fait voir l’invisible, l’imagination. La raison conclut la divinité ; à elle seule, l’imagination la voit, l’entend, lui parle, la fait parler, la décrit, la dévoile, l’adore, et, communiquant par l’énergie de sa perception son enthousiasme aux autres, crée entre la terre et le ciel ces mondes invisibles qui occupent dans l’esprit des hommes plus de place que le monde réel. C’est l’imagination qui spiritualise le genre humain, c’est le spiritualisme qui l’élève à la découverte de Dieu, c’est la vue de Dieu qui moralise et qui divinise l’homme. Gardons-nous donc de mépriser les peuples à grande imagination. Ils seront toujours les maîtres, comme ils sont les aînés de la race humaine. Ils nous ont découvert les cieux. Et si l’on me demande pourquoi cette faculté de l’imagination (la seconde des facultés de l’intelligence, puisque la raison est la première) a été donnée aux Arabes en plus grande proportion qu’à nous, comme un droit d’aînesse dans l’héritage du Patriarche éternel à ses fils, nous répondrons que nous n’en savons rien; que Dieu est libre et absolu dispensateur de ses dons divers entre ses enfants ; que les uns ont reçu la raison froide qui analyse, qui pose des principes, qui tire des conclusions, qui sape les erreurs; les autres, le don législatif qui fonde et qui régit les sociétés ceux-ci, le don de la parole qui enchante et qui persuade les hommes ; ceux-là, le don du courage qui conquiert la terre et qui repousse la servitude; tous, une part spéciale et dominante dans ces facultés diverses dont l’harmonie compose l’équilibre et la grandeur de l’humanité. Quant aux causes purement matérielles qui ont donné à la race patriarcale une imagination plus active, plus féconde et plus religieuse qu’aux races de l’Occident, nous en indiquerons trois seulement le climat, le loisir et, la contemplation. Le ciel particulièrement tiède et serein qui couvre ce coin du globe -y préserve l’espèce humaine de cette multiplicité de besoins contre lesquels nous luttons par un travail incessant. Ce travail distrait notre intelligence des choses invisibles, il fait de notre vie une alternation sans fin de fatigues et de sommeil. Le corps usurpe ainsi sur l’esprit. Nous souffrons ou nous jouissons, nous n’avons pas le temps de méditer. Ces peuples, au contraire, n’ont presque point de besoins matériels que la nature ne satisfasse d’avance autour d’eux. Les troupeaux promènent d’eux-mêmes sur leurs pas leur nourriture; la source roule leur breuvage ; le dattier sans culture mûrit leur pain; le chameau les transporte; un pan de laine, jeté sur trois piquets de bois, les abrite; ils consomment les jours dans la solitude et dans les longs silences, cette végétation sourde des idées. Cette vie patriarcale leur donne ce qui manque aux populations agricoles, guerrières ou industrielles de l’Occident, le loisir. L’imagination est fille du loisir. Le loisir est contemplatif ; la contemplation n’aboutit jamais quà l’infini : l’infini, c’est Dieu. Il est donc naturel que cette race, qui jouit du climat de la pensée plus qu’aucune autre, soit douée d’une imagination plus puissante pour scruter les lois métaphysiques du monde supérieur, comme la limpidité de son firmament et la transparence profonde de ses nuits dans le désert lui ont fait scruter, la première, les lois célestes de l’astronomie. La méditation intérieure n’est-elle pas, en effet, l’astronomie de l’âme? Bien loin d’affecter sur cette race mystique et pieuse la supériorité que les hommes de ce temps attribuent aux peuples exclusivement calculateurs et sceptiques de l’Occident, nous croyons que Dieu a donné en cela aux peuples pasteurs - de l’Arabie la meilleure part, selon l’expression de l’Évangile. Nous croyons que le plus noble emploi des facultés de tout être créé est de découvrir, pour l’adorer et le servir, son Créateur ; que Dieu est le seul but de la création ; que la race véritablement dominante dans les différentes familles de l’humanité est celle qui contient en elle le plus de ce sentiment de présence et d’adoration de Dieu que, parmi ces races, les plus grands hommes, aux yeux de l’appréciateur suprême de toute grandeur, ne sont ni les plus grands possesseurs d’espace sur la terre, ni les plus grands tueurs d’hommes, ni les plus grands fondateurs d’empires, mais que les plus grands hommes sont les plus saints. Ce n’est pas, en effet, par l’apparence extérieure et fugitive des choses qu’il faut juger de leur valeur intrinsèque, c’est par ces choses elles-mêmes. Les Arabes ont sur cela une parabole qui incarne, comme ils le font toujours, le Verbe dans un récit. Le roi Nemrod’, disent-ils, fit comparaître devant lui, un jour, ses trois fils. Il fit apporter devant eux, par ses esclaves, trois urnes scellées. L’une de ces urnes était d’or, l’autre d’ambre, la dernière d’argile. Le roi dit à l’aîné de ses fils de choisir parmi ces urnes celle qui lui paraîtrait contenir le trésor du plus grand prix. L’aîné choisit le vase d’or, sur lequel était écrit Empire; il l’ouvrit et le trouva plein de sang. Le second prit le vase d’ambre, sur lequel était écrit Gloire , il l’ouvrit et le trouva plein de la cendre des hommes qui avaient fait du bruit dans le monde. Le troisième prit le seul vase qui restait, celui d’argile ; il l’ouvrit, et il le trouva vide mais, au fond, le potier avait écrit un des noms de Dieu. «Lequel de ces vases pèse le plus? » demanda le roi à sa cour. Les ambitieux répondirent que c’était le vase d’or ; les poètes et les conquérants, que c’était le vase d’ambre les sages, que c’était le vase vide, parce qu’une seule lettre du nom de Dieu pesait plus que le globe de la terre. Nous sommes de l’avis des sages ; nous croyons que les plus grandes choses ne sont grandes qu’à la proportion de divinité qu’elles contiennent, et que quand le rétribuer suprême jugera les poussières de nos actes, de nos vanités et de nos gloires, il ne glorifiera que son nom.

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