La Vie de Mahomet

(Alphonse de Lamartine, 1854)

Livre 1 - Chapitre 67

Les deux armées furent le lendemain en présence. Mahomet disposa la sienne en général inspiré par les lieux. L’enthousiasme de ses soldats compensait l’infériorité du nombre. Pendant qu’il les rangeait en bataille, en les alignant avec une flèche sans pointe, pour qu’aucune poitrine ne dépassât l’autre, il donna un léger coup de sa flèche sur la cuisse de Sewad, un de ses meilleurs combattants, qui n’était pas assez en ligne. «Tu m’as fait mal, prophète, lui dit Sewad, et, d’après tes propres lois que tu nous as apportées, au nom de Dieu, j’ai le droit de te frapper à mon tour ! - Eh bien venge-toi, » répondit Mahomet ; et, ouvrant son manteau, il présenta ses flancs nus au soldat pour satisfaire à ses propres prescriptions. Mais Sewad, au lieu de le frapper, entoura de ses deux bras ouverts le corps du prophète, et lui baisa la poitrine nue « Nous sommes, lui dit-il, dans une heure suprême où la mort est devant nous; je vais peut-être périr; j’ai voulu, avant d’être séparé de toi pour toujours, que ma peau touchât la tienne !’ » L’armée des Coraïtes descendait déjà des collines. Mahomet se plaça un peu à l’écart, sur une éminence, sous une cabane de roseaux que ses soldats lui avaient construite, et entourée de quelques chevaux de course propres à la charge ou à la fuite. Une citerne séparait les deux armées. La bataille s’engagea entre quelques cavaliers des deux partis qui galopaient pour se disputer l’eau de la citerne. Bientôt, de défi en défi, elle devint générale. Mahomet du haut de sa colline suivait de l’oeil tous les mouvements. Il envoya l’ordre à ses soldats de rester immobiles ait poste qu’il leur avait assigné, de décharger leurs traits sur les chevaux des Coraïtes , et de ne les charger eux- mêmes qu’après avoir épuisé leur première fougue. Puis, levant les bras au ciel et mesurant le peu d’espace occupé par ses combattants, comparé à la nuée d’ennemis qui couvrait le flanc des collines « Seigneur du ciel, s’écria-t-il, souviens- toi des promesses que tu as faites à ton serviteur ! Si tu laisses périr cette poignée de fidèles, tu ne seras plus adoré en esprit et en vérité sur cette terre » Son manteau glissa de ses épaules dans l’ardeur de son invocation. Aboubekre le remit sur son corps. «Assez ! assez ! prophète, lui dit-il, Dieu ne manquera pas à sa parole ! » Mahomet fut saisi d’une défaillance subite qui lui enlevait l’usage de ses sens. On attendit qu’il se réveillât de son évanouissement. Il en sortit avec une physionomie rayonnante d’espérance. «J’ai vu l’esprit de Dieu, dit-il, avec son cheval de guerre derrière lui. Il s’apprêtait à combattre avec nous! Quiconque aura combattu vaillamment aujourd’hui et mourra de blessures reçues par devant possédera le paradis.’ » Un de ses gardes , assis auprès de lui à l’ombre de la cabane et qui mangeait des dattes, ayant entendu ces paroles, s’écria : « Quoi ! il ne faut, pour posséder le paradis, qu’être tué par ces gens-là ?» Et, jetant loin de lui ses dattes, il tire son sabre, s’élance dans la mêlée, tue cinq Coraïtes et meurt satisfait de lui-même en prenant au mot la parole de Mahomet. Un autre s’approche de lui et lui demande quelle est l’action la plus capable de faire sourire Dieu de joie dans le ciel. « L’action d’un guerrier, lui répond Mahomet, qui se précipite au milieu des ennemis sans autre armure que sa foi» Le soldat jette son bouclier, dépouille sa cuirasse, se précipite et meurt. Enfin Mahomet, épiant l’instant où la première fougue des cavaliers Coraïtes s’amortit contre l’immobilité de ses soldats, ramasse une poignée de sable, et la lançant comme une malédiction visible du côté des Coraïtes : «Chargez, musulmans ! » s’écrie-t-il.
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