La Vie de Mahomet

(Alphonse de Lamartine, 1854)

Livre 2 - Chapitre 5

Maître de l’Arabie jusqu’à Aden par ses généraux, Aboubekre lança ses lieutenants et ses armées vers l’Euphrate et vers le Tigre dans la province d’Irak, dépendante de la monarchie des Perses. Khaled, après avoir contourné une partie du golfe Persique, à la tête de vingt mille musulmans recrutés par la foi dans les tribus du désert, marcha contre la grande ville de Hira, capitale de ces Arabes, vassaux des rois de Perse. Hormouz, gouverneur de l’Irak, l’attendit pour lui livrer bataille à El-Hafir. La bataille commença par un duel chevaleresque, à la vue des deux camps, entre les deux généraux. Hormouz, tué dans ce combat par Khaled, laissa son armée sans chef. Les Persans, décidés à mourir ou à vaincre, s’étaient enchaînés par les pieds les uns aux autres afin de s’enlever d’avance les moyens de fuir. Ils périrent en masse sous les cimeterres et sous les flèches des Arabes. La dépouille des morts fut partagée entre les vainqueurs. Khaled eut pour sa part la tiare persane d’Hormouz, décorée de pierreries d’un prix inestimable. Les musulmans, qui avaient jusque-là combattu des peuples nomades et pauvres commencèrent à chercher dans la victoire un autre prix que le ciel. Cette victoire , qu’on appela la journée des chaînes, par allusion aux anneaux de fer dont les soldats persans s’étaient liés entre eux, ouvrit la Babylonie et la Perse à l’armée de Khaled. Il s’avança en respectant partout les propriétés et les moeurs, et en ne demandant qu’un léger tribut, signe de soumission, aux habitants.

Une seconde armée persane le rencontra vers Médhar. Il la défit, et précipita trente mille Persans dans le fleuve. Cette seconde journée s’appela, de ce souvenir, la journée de la rivière. Hira se soumit sans résistance. La terreur du nom de Khaled volait devant lui. Les chrétiens étaient nombreux à Hira. Khaled fit venir leurs chefs devant lui et leur donna l’option entre trois partis : ou payer le tribut, ou embrasser la loi de Mahomet, ou combattre jusqu’à l’extinction d’une des deux religions. Les chrétiens préférèrent de payer le tribut en conservant leur culte. « Insensés ! leur dit Khaled en déplorant leur constance, vous êtes des voyageurs égarés dans un désert ; deux guides s’offrent à vous (Jésus et Mahomet), l’un vous est étranger, l’autre est votre compatriote ; et c’est à l’étranger que vous confiez votre salut ! ». Pendant la conférence, Khaled portait souvent ses regards sur un sachet de soie et d’or suspendu à la ceinture du fils du gouverneur d’Hira. Après avoir accordé les conditions de l’amnistie, Khaled, prenant curieusement ce sachet, l’ouvrit et en vit rouler dans sa main des pilules dont il ignorait la substance. «Qu’est-ce que cela ? demanda-t-il au jeune homme. - C’est un poison rapide et mortel, lui répondit celui- ci. - Qu’en voulais-tu faire ? reprit Khaled. - Me soustraire à toi par la mort, si nous t’avions trouvé sans pitié. - La mort, reprit Khaled, son moment est fixé pour chacun de nous; nul ne peut l’avancer ou la retarder. » Puis, prononçant avec foi le nom d’Allah clément et miséricordieux, il avala toute la dose de poison, malgré les efforts des assistants pour retenir sa main. « Rien ne saurait nuire à l’homme qui invoque avec foi absolue le nom du Tout-Puissant, » leur dit-il. On s’attendait à chaque instant à le voir tomber inanimé aux pieds des Persans; déjà une sueur froide et une pâleur mortelle couvraient son front, signes avant-coureurs de la mort. Mais ces symptômes disparurent en peu d’instants. 11 essuya avec la main la sueur glacée de son visage, et reprit le teint de la santé. Cet acte de témérité et de fatalisme confondit les Persans. « Si tous les musulmans, lui dit leur satrape, sont des hommes semblables à toi, le monde est à vous ». Khaled, après avoir organisé Hira et toutes les provinces adjacentes, envoya aux grands de la Perse un message ainsi conçu : «Au nom d’Allah clément et miséricordieux, Khaled, fils de Walid, aux seigneurs persans, gloire à Dieu qui fait tomber votre Empire, et qui brise la gloire de votre puissance! Unissez-vous à nous dans la foi nouvelle de l’islam, et reconnaissez-vous nos sujets. Que vous le vouliez ou non, vous recevrez notre loi, parce qu’elle vous sera portée par des hommes qui aiment la mort autant que vous aimez la vie ».
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