La Vie de Mahomet

(Alphonse de Lamartine, 1854)

Livre 2 - Chapitre 20

Tandis que Kotaïba subjuguait la Transoxiane, un autre lieutenant des Ommïades se rendait maître de la vallée de l’Indus. Mais là devaient s’arrêter les conquêtes des Arabes le khalife Soliman, successeur de Walid, jaloux de la gloire des généraux que son frère avait choisis, leur ôte le commandement, et condamne leurs troupes victorieuses à l’inaction. An tumulte de la guerre étrangère succède le feu de la rébellion ; les Alides prennent de nouveau les armes contre les Ommïades, et au milieu de ces luttes funestes ce sont les descendants d’Abbas, oncle de Mahomet, qui usurpent l’autorité souveraine. Le règne d’Yézid II, neuvième khalife ommïade, montre à quel degré de faiblesse étaient descendus ces princes, naguère encore si vaillants. A toutes ses femmes, Yézid préférait deux jeunes Syriennes, l’une nommé Sélamah, l’autre Habbha. Un jour d’automne qu’il se délassait de l’empire avec elles dans un de ses jardins au bord du Jourdain, Yézid s’amusa à lancer de loin, dans la bouche ouverte de ses favorites, des grains de raisins de Palestine plus gros et plus ovales que ceux de l’Europe. Habbha recevait en riant les grains de raisin dans la bouche, et le khalife admirait sa grâce et son adresse. Malheureusement un de ces grains s’arrêta dans la gorge de la belle musulmane, et ferma tellement la voie à la respiration, qu’elle expira étouffée dans le rire presque subitement entre les bras du khalife. Le désespoir de la perte de son idole porta jusqu’à la démence la douleur du khalife. Il emporta lui-même le corps d’Habbha dans son appartement, la coucha sur ses tapis, et refusant de laisser recouvrir ses restes adorés par la terre, il s’enferma avec son cadavre, jusqu’à ce que la dissolution des éléments qui composent le corps humain lui arrachât une à une toutes les beautés de sa favorite, sans pouvoir lui arracher son amour. Ce ne fut qu’après huit jours et huit nuits de cette contemplation passionnée et funèbre, que ses courtisans purent enlever de force le cadavre de son palais, et ensevelir Habbha dans le tombeau. Le khalife ne put lui survivre et mourut de cette séparation, en demandant à rejoindre dans la même tombe cette poussière qui, depuis qu’elle manquait à la terre, avait anéanti tout le reste de la terre à ses yeux. Avec la chute des Ommïades de Damas (750 de Jésus- Christ) commence le démembrement de l’empire des Arabes; tandis que les Abbassides fondent Baghdad, fixent dans cette ville leur résidence, et, tournent toute leur attention vers la culture des sciences et des lettres, donnent la plus vive impulsion aux écoles arabes, qui relient l’école grecque d’Alexandrie à l’école moderne, on voit s’élever le khalifat de Cordoue en Espagne, celui du Caire en Egypte, et c’en est fait de l’unité musulmane. Aux règnes brillants d’Haroun-al- Raschid et d’Almamoun, l’Auguste des Arabes, succèdent des princes incapables qui forment leur garde particulière d’esclaves turcs, et cette garde, renouvelant bientôt les excès des prétoriens de Rome, dispose du trône par des révolutions de palais ; aussi, lorsqu’au onzième siècle les Turcs seldjoukides, maîtres de la Transoxiane et du Khorasan, s’empareront de la Perse et de l’Asie Mineure, ils trouveront des frères au milieu des rangs ennemis. Après eux viendront les Mongols et Gengis-Khan, puis enfin les Turcs Ottomans, dont nous allons retracer les conquêtes.Nous ne poursuivrons pas plus loin l’histoire des khalifes et les règnes de ces guerriers, législateurs et pontifes qui en prêtant un corps, des armes, des lois, des moeurs, des arts, une politique à l’idée d’un prophète du désert, avaient conquis une grande partie des trois continents à l’idée d’un Dieu unique, et combattu partout idolâtrie. Nous abandonnons le récit à ce point de jonction, entre la foi de Mahomet et la race turque, pour concentrer l’intérêt tout entier sur les nouveaux conquérants qui apparaissent à leur tour sur la scène des événements.
Livre 1:
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30
31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60
61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90
91 92 93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107
Livre 2:
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20

Achetez le texte intégral avec les notes et commentaires d'Ali Kuhran (éditions L'Harmattan)