La Vie de Mahomet

(Alphonse de Lamartine, 1854)

Livre 1 - Chapitre 8

Les pasteurs d’une tribu errante paissaient leurs chameaux sur les flancs du mont Arafat, dans le voisinage. Ils virent des aigles s’abattre sur le site où le prodige venait de s’opérer. Ils soupçonnèrent que les oiseaux avaient flairé l’humidité de quelques flaques d’eau, ils y coururent. Ils trouvèrent la source, la jeune mère et l’enfant. « Qui es-tu et quel est cet enfant ! dirent-ils à Agar ; d’où vient cette eau ? Nous n’en avons jamais vu ici depuis tant d’années que nous parcourons nos solitudes. » Agar leur raconta son délaissement; ils s’attendrirent sur elle. L’enfant pour lequel la terre s’était ouverte comme une mamelle leur parut une créature prédestinée aux bénédictions célestes. Ils annoncèrent ce prodige à leur tribu, qui vint s’établir en ce lieu. Ismaël grandit au milieu de ce peuple ; il épousa une de leurs filles, nommée Ainara. Abraham le visita deux fois avec la permission de Sara. Sara, toujours jalouse, avait exigé pour condition qu’Abraham ne descendrait pas de son cheval dans la demeure du fils d’Agar. La première fois qu’Abraham visita la Mecque, il s’arrêta à la porte d’Ismaël et l’appela par son nom. Amara, femme d’Ismaël, vint sur la porte. « Où est Ismaël ? dit le patriarche sans descendre. - Il est à la chasse, répondit Amara. - N’as-tu rien à me donner à manger ? car je ne puis descendre de cheval. - Je n’ai rien, dit Amara, ce pays est un désert. – Eh bien, reprit Abraham, dis à ton mari que tu as vu un étranger, dépeins-lui ma figure et dis-lui que je lui recommande de changer le seuil de sa porte Amara, au retour d’Ismaël, s’acquitta du message. Son mari, offensé de ce qu’elle avait refusé l’hospitalité à son père, la répudia et épousa une fille d’une autre tribu, nommée Sayda.

Abraham revint quelque temps après visiter son fils. Il était absent. Une femme jeune, svelte, gracieuse, s’avança sur le seuil de la porte pour répondre à l’étranger. « As-tu quelque nourriture à me donner? dit Abraham à sa belle-fille, sans se faire connaître et sans poser le pied à terre. - Oui, » dit-elle à l’instant. Et, rentrant dans sa demeure, elle en ressortit bientôt après en présentant au voyageur du chevreau cuit, du lait et des dattes. Abraham goûta ces aliments, puis les bénit, en disant : « Que Dieu multiplie dans cette contrée ces trois espèces de nourriture !»

Après le repas, Sayda dit au vieillard: « Descends de cheval, afin que je lave ta tête et ta barbe! - Je ne le puis, répondit le patriarche, j’ai fait serment de ne pas quitter la selle de ma monture. » Et, posant seulement un de ses pieds sur une grosse pierre qui était à côté de la porte de sa maison, tandis que son autre jambe était toujours étendue sur la selle de son cheval, il abaissa ainsi sa tête au niveau des mains de la jeune femme, qui lava la poussière dont ses yeux et sa barbe étaient souillés.

«Quand ton mari reviendra, dit le patriarche en repartant, dépeins-lui ma figure, et dis-lui de ma part que le seuil de sa porte est également brillant et solide, et qu’il se garde bien de le changer. Ismaël, en entendant ce récit et ces paroles, dit à Sayda: «Celui que tu as vu est mon père ; et il m’ordonne ainsi de te garder à jamais». Tous les enfants dont les générations multiplièrent la race d’Ismaël furent conçus par Sayda. Dans une troisième visite à son fils, Abraham construisit avec lui, à la Mecque, un temple ou maison de Dieu appelée la Kaaba’: Ce temple, qui est encore aujourd’hui le temple de la Mecque, était un petit et informe édifice sans fenêtre, sans porte et sans toit, construit en quartiers de roche mal équarris. Abraham bâtissait, et son fils Ismaél taillait les pierres. Ils incrustèrent dans un des pans de la muraille la fameuse pierre noire qu’un ange était censé leur avoir lui-même apportée du ciel pour sanctifier la maison de Dieu. Ils instituèrent les pèlerinages, les rites et les processions autour de cet édifice, qui firent plus tard de la Mecque la capitale religieuse de l’Arabie et que Mahomet fut obligé de conserver en en changeant l’esprit après sa réforme. Quoi qu’il en soit de ces traditions mythologiques, la Mecque devint, à cause de la possession de la Kaaha, le but des pèlerinages et le centre des superstitions de tous les Arabes qui n’adorèrent pas Jéhovah. Une idolâtrie confuse, comme les rêves d’un peuple, enfant charnel et ignorant, remplaça parmi eux le culte put. d’Abraham et peupla la Kaaba d’idoles. Cette théogonie inconnue résista aux Persans, aux Parthes, aux Phéniciens, aux Juifs, aux Romains, et continua, jusqu’à Mahomet, à pervertir la morale et à dépraver l’intelligence des Arabes. Les habitudes presque nomades de leur vie et la nature de leur nationalité, qui n’avait d’autres liens d’unité que l’origine, le site, la langue et les moeurs, rendaient toute modification dans leurs croyances et dans leur civilisation presque impossible. Ils ressemblaient au sable de leur désert, glissant dans les mains qui veulent le contenir. Jetons un coup d’oeil rapide sur leur histoire et sur leur civilisation pour bien comprendre les difficultés de la mission que se donna leur prophète.
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