La Vie de Mahomet

(Alphonse de Lamartine, 1854)

Livre 1 - Chapitre 81

«Quand le prophète de Dieu, raconte Aïché, partait de Médine pour une expédition contre ses ennemis ou pour un voyage, il emmenait avec lui une de ses épouses. Elle le suivait accompagnée de quelques-unes de ses esclaves, enfermée dans une litière grillée et recouverte d’un voile, suspendue aux flancs d’un chameau. » (C’est encore ainsi que voyagent les femmes des Arabes ou des Ottomans dans le désert.) « Le sort, continue Aïché, était tombé sur moi pendant la campagne du prophète contre l’infidèle Abdallah. Quand on partait le joui. ou la nuit, je sortais de ma tente ; je me dérobais, selon le précepte, aux regards des hommes. Je me couchais dans ma litière ; deux esclaves la soulevaient et l’attachaient aux flancs du chameau. Une litière pareille, occupée par une femme de ma suite, faisait contre-poids du côté opposé. Je pesais peu à soulever, car j’étais mince et légère à cause de ma tendre jeunesse et de mon extrême sobriété, vertu alors commune à presque toutes les femmes de l’Arabie. « Au retour de cette campagne, et comme l’armée touchait à sa dernière station avant Médine, on fit halte à la chute du jour et on dressa les tentes pour se reposer pendant une moitié de la nuit. «Avant le jour, le prophète donna le signal de lever le camp. Pendant que l’armée défilait à sa suite, et qu’on pliait les bagages, je m’éloignai seule un moment dans la campagne. En revenant vers ma tente, je m’aperçus que j’avais perdu mon collier d’onyx de Dhafar détaché et tombé de mon cou pendant mon excursion. Je retournai vite sur mes pas pour le chercher dans le sable. Je perdis du temps pendant cette recherche; enfin, ayant retrouvé mon collier, je revins en courant vers le camp. L’armée n’y était plus, nia tente était enlevée mon chameau parti. Les esclaves chargés du soin d’attacher ma litière l’avaient soulevée et attachée aux flancs de l’animal, sans même s’apercevoir au poids que je n’étais pas dedans. Quand j’arrivai, je ne trouvai plus personne; interdite et épouvantée, je m’enveloppai dans mon voile, et je m’assis à terre, espérant qu’on s’apercevrait bientôt de mon absence et qu’on accourait pour me chercher. Il n’en fut rien, on continua la marche sans soupçon de la litière vide. «Pendant que je me consumais ainsi dans l’attente, le fils de Moàtal, Safwan, monté sur son chameau, passa près de moi. Il me reconnut pour m’avoir vue bien souvent dans la maison du prophète, avant le temps où le Coran nous défendit de nous laisser regarder par les étrangers. Il fit une exclamation d’étonnement à Dieu, et s’écria «Est-il possible? C’est la femme du prophète «Il descendit de son chameau, le fit agenouiller devant moi et pria de monter à sa place. Je jure par le ciel qu’il ne dit pas un mot de plus. Il s’éloigna respectueusement à l’écart pendant que je montais sur son chameau, puis il prit la longe du licou de l’animal et marcha en silence devant lui. Nous ne pûmes rejoindre l’armée qu’en plein jour, à la halte du matin. En nous voyant reparaître ainsi ensemble, on chuchota mille choses, contre nous. Les calomnies se répandirent de bouche en bouche dans le camp et montèrent jusqu’aux oreilles du prophète. «Après le retour à Médine, je tombai malade d’émotion et de fatigue. Je remarquai que le prophète ne me témoignait plus la même tendresse qu’il montrait ordinairement pour ma santé quand j’étais souffrante. S’il entrait dans ma chambre, il se bornait, sans m’adresser la parole, à dire à ma mère, qui veillait près de mon lit : « Comment va votre fille ? » Je fus blessée de cette froideur inaccoutumée, et je lui dis un jour «Apôtre de Dieu, je désire si vous le permettez, être soignée chez mes parents. - Je le veux bien, répondit-il. On me transporta dans la maison de ma mère. «J’y restai trois semaines sans you’ le prophète. Un jour que j’étais déjà rétablie, une de mes amies vint me visiter et s’écria tout à coup en rompant la conversation «Maudits soient les calomniateurs ! - Que veux-tu dire ?» lui répondis- je. Alors elle me raconta les bruits qui couraient sur ma rencontre avec Safwan, attribuée à une intelligence coupable entre nous. Je rougis, je fondis en larmes, je me levai et me précipitai vers ma mère «Que Dieu vous pardonne, lui dis- je. Quoi! on déchire ma réputation et vous me laissez tout ignorer ! - Calme-toi, ma fille, me répondit ma mere ; il est bien rare qu’une femme jeune, belle, adorée de son mari, et qui a des rivales dans son cour, échappe à la médisance ! » La rumeur contre moi et contre Safwan était si grande dans Médine, que le prophète, affligé du scandale des conversations, monta en chaire dans la mosquée et nous justifia en s’indignant contre ceux qui calomniaient, dit-il, une personne de sa maison qui lui était si chère et un brave guerrier dont il n’avait jamais reçu que des services. Ces paroles, qui firent que les uns se justifièrent de la calomnie aux dépens des autres, ne firent qu’accroître le bruit. Le prophète, sur les conseils d’Ali, fit comparaître ma suivante pour l’interroger sur ma conduite. Malgré les coups qu’Ali lui donnait pour la contraindre à des aveux contre moi, elle jura que j’étais pure. Le prophète alors, tranquillisé, vint me visiter. «Il me trouva pleurant avec mon père, ma mère et une femme de mes amies, qui ne pouvaient me consoler. Il s’assit à côté de moi et me dit « Tu sais, Aïché, les bruits qui courent contre toi ; situ as commis une faute, confesse-la-moi avec un cour repentant, Dieu est indulgent et pardonne au repentir. «Les sanglots m’empêchèrent longtemps de répondre, j’espérais que mon père et ma mère allaient répondre pour moi ; mais, voyant qu’ils gardaient le silence, je fis un violent effort sur moi-même et je dis : «Je n’ai rien fait dont je puisse me repentir; si je m’accusais, je manquerais à ma conscience d’un autre côté, j’aurai beau nier la faute dont on m’accuse, on ne me croira pas ; je dirai comme... » Ici je m’arrêtai un instant; le trouble où j’étais me fit perdre dans la mémoire le nom du patriarche Jacob que je cherchais en vain ; «Je dirai comme le père de Joseph, repris-je : Patience, et que Dieu seul me justifie!» En ce moment, le prophète, trop ému lui-même, tomba dans une de ces défaillances pendant lesquelles le ciel lui communiquait ses inspirations. Je lui mis un coussin sous la tête et j’attendis sans inquiétude son réveil, sûre que le ciel m’aurait absoute pendant sa révélation. Mais mon père et ma mère, moins certains que moi de mon innocence, dans quelle anxiété n’attendaient-ils pas la fin de l’évanouissement et le premier mot du prophète ! je crus qu’ils allaient mourir de terreur. « la fin le prophète reprit ses sens, il essuya son front couvert de sueur, quoique nous fussions en hiver, et me dit «Réjouis-toi, Aiche, ton innocence m’a été révélée d’en haut! - Dieu soit «loué ! » m’écriai-je. Et le prophète, sortant à l’instant de la maison alla publier le verset du Coran qui atteste de mon innocence. » Cette justification d’Aïché, inspirée à Mahomet par la conviction ou par l’indulgence, atteste sa passion pour sa favorite. Nous en verrons une autre preuve à sa mort. La rentrée d’Aiche dans la maison du prophète fit taire les bruits injurieux contre son honneur. Le poète satirique de Médine, Hassan, qui avait fait des vers à sa honte, en fit à sa gloire pour mériter le pardon du prophète: «Elle est pudique et sage, écrivit Hassan, elle est svelte et souple, et sa taille n’est pas alourdie par l’excès de chair qui surcharge les femmes oisives du harem ! »
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