«Quand le prophète de Dieu, raconte Aïché, partait de Médine pour une expédition contre ses ennemis ou pour un voyage, il emmenait avec lui une de ses épouses. Elle le suivait accompagnée de quelques-unes de ses esclaves, enfermée dans une litière grillée et recouverte dun voile, suspendue aux flancs dun chameau. » (Cest encore ainsi que voyagent les femmes des Arabes ou des Ottomans dans le désert.) « Le sort, continue Aïché, était tombé sur moi pendant la campagne du prophète contre linfidèle Abdallah. Quand on partait le joui. ou la nuit, je sortais de ma tente ; je me dérobais, selon le précepte, aux regards des hommes. Je me couchais dans ma litière ; deux esclaves la soulevaient et lattachaient aux flancs du chameau. Une litière pareille, occupée par une femme de ma suite, faisait contre-poids du côté opposé. Je pesais peu à soulever, car jétais mince et légère à cause de ma tendre jeunesse et de mon extrême sobriété, vertu alors commune à presque toutes les femmes de lArabie. « Au retour de cette campagne, et comme larmée touchait à sa dernière station avant Médine, on fit halte à la chute du jour et on dressa les tentes pour se reposer pendant une moitié de la nuit. «Avant le jour, le prophète donna le signal de lever le camp. Pendant que larmée défilait à sa suite, et quon pliait les bagages, je méloignai seule un moment dans la campagne. En revenant vers ma tente, je maperçus que javais perdu mon collier donyx de Dhafar détaché et tombé de mon cou pendant mon excursion. Je retournai vite sur mes pas pour le chercher dans le sable. Je perdis du temps pendant cette recherche; enfin, ayant retrouvé mon collier, je revins en courant vers le camp. Larmée ny était plus, nia tente était enlevée mon chameau parti. Les esclaves chargés du soin dattacher ma litière lavaient soulevée et attachée aux flancs de lanimal, sans même sapercevoir au poids que je nétais pas dedans. Quand jarrivai, je ne trouvai plus personne; interdite et épouvantée, je menveloppai dans mon voile, et je massis à terre, espérant quon sapercevrait bientôt de mon absence et quon accourait pour me chercher. Il nen fut rien, on continua la marche sans soupçon de la litière vide. «Pendant que je me consumais ainsi dans lattente, le fils de Moàtal, Safwan, monté sur son chameau, passa près de moi. Il me reconnut pour mavoir vue bien souvent dans la maison du prophète, avant le temps où le Coran nous défendit de nous laisser regarder par les étrangers. Il fit une exclamation détonnement à Dieu, et sécria «Est-il possible? Cest la femme du prophète «Il descendit de son chameau, le fit agenouiller devant moi et pria de monter à sa place. Je jure par le ciel quil ne dit pas un mot de plus. Il séloigna respectueusement à lécart pendant que je montais sur son chameau, puis il prit la longe du licou de lanimal et marcha en silence devant lui. Nous ne pûmes rejoindre larmée quen plein jour, à la halte du matin. En nous voyant reparaître ainsi ensemble, on chuchota mille choses, contre nous. Les calomnies se répandirent de bouche en bouche dans le camp et montèrent jusquaux oreilles du prophète. «Après le retour à Médine, je tombai malade démotion et de fatigue. Je remarquai que le prophète ne me témoignait plus la même tendresse quil montrait ordinairement pour ma santé quand jétais souffrante. Sil entrait dans ma chambre, il se bornait, sans madresser la parole, à dire à ma mère, qui veillait près de mon lit : « Comment va votre fille ? » Je fus blessée de cette froideur inaccoutumée, et je lui dis un jour «Apôtre de Dieu, je désire si vous le permettez, être soignée chez mes parents. - Je le veux bien, répondit-il. On me transporta dans la maison de ma mère. «Jy restai trois semaines sans you le prophète. Un jour que jétais déjà rétablie, une de mes amies vint me visiter et sécria tout à coup en rompant la conversation «Maudits soient les calomniateurs ! - Que veux-tu dire ?» lui répondis- je. Alors elle me raconta les bruits qui couraient sur ma rencontre avec Safwan, attribuée à une intelligence coupable entre nous. Je rougis, je fondis en larmes, je me levai et me précipitai vers ma mère «Que Dieu vous pardonne, lui dis- je. Quoi! on déchire ma réputation et vous me laissez tout ignorer ! - Calme-toi, ma fille, me répondit ma mere ; il est bien rare quune femme jeune, belle, adorée de son mari, et qui a des rivales dans son cour, échappe à la médisance ! » La rumeur contre moi et contre Safwan était si grande dans Médine, que le prophète, affligé du scandale des conversations, monta en chaire dans la mosquée et nous justifia en sindignant contre ceux qui calomniaient, dit-il, une personne de sa maison qui lui était si chère et un brave guerrier dont il navait jamais reçu que des services. Ces paroles, qui firent que les uns se justifièrent de la calomnie aux dépens des autres, ne firent quaccroître le bruit. Le prophète, sur les conseils dAli, fit comparaître ma suivante pour linterroger sur ma conduite. Malgré les coups quAli lui donnait pour la contraindre à des aveux contre moi, elle jura que jétais pure. Le prophète alors, tranquillisé, vint me visiter. «Il me trouva pleurant avec mon père, ma mère et une femme de mes amies, qui ne pouvaient me consoler. Il sassit à côté de moi et me dit « Tu sais, Aïché, les bruits qui courent contre toi ; situ as commis une faute, confesse-la-moi avec un cour repentant, Dieu est indulgent et pardonne au repentir. «Les sanglots mempêchèrent longtemps de répondre, jespérais que mon père et ma mère allaient répondre pour moi ; mais, voyant quils gardaient le silence, je fis un violent effort sur moi-même et je dis : «Je nai rien fait dont je puisse me repentir; si je maccusais, je manquerais à ma conscience dun autre côté, jaurai beau nier la faute dont on maccuse, on ne me croira pas ; je dirai comme... » Ici je marrêtai un instant; le trouble où jétais me fit perdre dans la mémoire le nom du patriarche Jacob que je cherchais en vain ; «Je dirai comme le père de Joseph, repris-je : Patience, et que Dieu seul me justifie!» En ce moment, le prophète, trop ému lui-même, tomba dans une de ces défaillances pendant lesquelles le ciel lui communiquait ses inspirations. Je lui mis un coussin sous la tête et jattendis sans inquiétude son réveil, sûre que le ciel maurait absoute pendant sa révélation. Mais mon père et ma mère, moins certains que moi de mon innocence, dans quelle anxiété nattendaient-ils pas la fin de lévanouissement et le premier mot du prophète ! je crus quils allaient mourir de terreur. « la fin le prophète reprit ses sens, il essuya son front couvert de sueur, quoique nous fussions en hiver, et me dit «Réjouis-toi, Aiche, ton innocence ma été révélée den haut! - Dieu soit «loué ! » mécriai-je. Et le prophète, sortant à linstant de la maison alla publier le verset du Coran qui atteste de mon innocence. » Cette justification dAïché, inspirée à Mahomet par la conviction ou par lindulgence, atteste sa passion pour sa favorite. Nous en verrons une autre preuve à sa mort. La rentrée dAiche dans la maison du prophète fit taire les bruits injurieux contre son honneur. Le poète satirique de Médine, Hassan, qui avait fait des vers à sa honte, en fit à sa gloire pour mériter le pardon du prophète: «Elle est pudique et sage, écrivit Hassan, elle est svelte et souple, et sa taille nest pas alourdie par lexcès de chair qui surcharge les femmes oisives du harem ! »
|