La Vie de Mahomet

(Alphonse de Lamartine, 1854)

Livre 1 - Chapitre 69

La sépulture terminée, il s’approcha de la citerne recouverte de sable, et, apostrophant ses ennemis morts par leurs noms: « Toi ! dit-il, et toi ! et toi et toi ! en les nommant tous, indignes concitoyens d’un prophète ! vous m’avez accusé d’imposture, d’autres ont cru à ma mission Vous m’avez chassé de ma patrie, d’autres m’ont donné un asile ! Vous vous êtes armés contre moi, d’autres se sont armés pour ma cause ! Dieu a-t-il menti par ma bouche dans les menaces que je vous avais faites en son nom ? Dieu a-t-il menti dans les promesses qu’il m’a faites ? Dites ! »

Ses soldats étonnés se regardaient l’un l’autre. « Eh quoi! prophète, lui dirent-ils, tu adresses la parole à des morts ? - Sachez-le, répondit-il, qu’ils m’entendent aussi bien que vous m’entendez ! »Parmi les prisonniers, Mahomet comptait son oncle Abbas, fils d’Abdelmotaleb, son père adoptif. La nuit qui suivit la victoire, Mahomet ne pouvait goûter le sommeil. «Qu’as-tu qui t’empêche de reposer? lui demanda- t-on. - C’est, répondit-il que j’entends mon oncle Abbas se plaindre dans ses entraves ! » On courut délier Abbas, et le prophète s’endormit. Son retour à Médine fut un triomphe. La victoire avait ratifié en lui le don de l’inspiration. Le peuple avait deux fois au lieu d’une. Mais la douleur du père empoisonna la joie du guerrier. En entrant à Médine on lui apprit la mort de sa fille Rocaya, mariée à Othmnan. Il la pleura en homme et non en dieu. Ses larmes n’amollirent pas sa vengeance contre quelques-uns des prisonniers, ses ennemis personnels. L’humanité qu’il avait montrée sur le champ de bataille après la victoire céda en lui à ce ressentiment du proscrit, le plus amer des ressentiments politiques ; et au ressentiment de l’inspiré contre l’incrédulité de sa mission, le plus cruel des ressentiments religieux. Il fit trancher la tête à un des Coraïtes de qui il avait reçu à la Mecque les plus poignants outrages. «Qui recueillera mes pauvres enfants ? lui dit le condamné sous le glaive. - Le feu de l’enfer,» lui répliqua Mahomet. Le surnom d’Enfant du feu en resta aux fils de cette tribu. Jusque-là, Mahomet ne s’était reconnu à lui-même que le droit de prêcher le Dieu unique; dès lors il s’attribua le droit de frapper en son nom, et il vit, comme tous les sectaires, des ennemis de Dieu dans les siens. De prophète, il se fit, ce jour- là, exterminateur. Cependant ces crimes sans pitié furent rares dans sa vie. «La nature, disait-il, n’avait pas pétri son cour de haine.» La haine, en effet, pour lui, n’eût été ni divine ni politique. Dans le conseil tenu à Médine sur le massacre ou sur le pardon des vaincus, il se déclara contre ses lieutenants pour l’indulgence. On verra bientôt cette magnanimité lui conquérir plus de partisans que la gloire.
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