La Vie de Mahomet

(Alphonse de Lamartine, 1854)

Livre 1 - Chapitre 77

Après deux jours donnés aux regrets, il appela ses fidèles musulmans aux armes, pour ne pas laisser peser longtemps sur eux le découragement d’un revers. Ils marchèrent en plus grandes forces sur les traces de l’armée de la Mecque, comme s’ils eussent été les vainqueurs. Abou-Sofyàn n’osa pas se retourner pour le combattre. Le prestige de la victoire revint à Mahomet. Ses expéditions parcoururent librement le désert, imposant sa foi et son alliance à de nombreuses tribus. Nous négligerons cette lente mais continuelle conquête qui rangeait peu à peu la moitié des Arabes sous sa domination. C’est l’histoire de la conquête plus que celle de l’homme. Revenons à l’homme. La défaite du mont Ohud ne lui avait rien enlevé de son ascendant prophétique à Médine. Il continuait à publier une à une les prescriptions du Coran. Sa renommée, répandue de bouche en bouche avec ses lois dans le désert, amenait à Médine les Scheiks de l’Arabie. Il conférait avec eux; il les éblouissait de son éloquence; il contractait paix et amitié avec leurs tribus; il n’imposait plus alors sa religion, il la conseillait, laissant chacun libre de se convertir ou de persévérer dans les traditions de ses pères. Il savait assez, comme philosophe et comme politique, qu’une fois le germe semé il lèverait dans ce sable, et que la religion de la victoire serait tôt ou tard celle du plus grand nombre. Menacé d’un siege dans Médine par les alliés des Coraïtes , il fortifia sa capitale en l’entourant d’un fossé taillé dans le roc. Il assistait au travail des habitants de Médine pour les encourager et achever promptement ces circonvallations. Un jour qu’il avait pris la pioche lui-même, et qu’il frappait le rocher, trois étincelles en jaillirent. « Que veulent dire ces trois éclairs lui demanda-t-on. Le premier, répondit-il du ton d’un inspiré qui voit l’avenir, m’annonce la conquête de l’Arabie à ma loi ; le second, la possession de la Syrie et de l’Occident ; le troisième, la domination de l’Orient tout entier Dix mille confédérés contre Médine parurent avec les Coraïtes sous les remparts . Le siège fut long et sans danger pour Médine. Ali s’y signala dans les combats chevaleresques, sous les murs, avec les champions de la Mecque. Safya, mère d’l-Iarnza, y vengea son fils. Renfermée dans le château fort du poète Hassan, elle aperçut, du haut du toit, un guerrier ennemi rôdant sous les murs. « Va tuer cet ennemi, dit-elle à son hôte. - Que Dieu te pardonne, fille d’Aboutaleb, lui répondit le poète ; tu sais que je ne suis pas un homme de guerre ! » Safya se saisit de son sabre, descendit dans la plaine, combattit le guerrier, et vengea dans son sang celui de son fils Hamza. Bientôt les artifices d’un vieillard bédouin , que Mahomet employa comme négociateur occulte auprès des chefs confédérés contre lui, rompirent la ligue. La mauvaise saison avançait : «Il n’y a plus moyen de camper ici, répandirent les affidés du prophète, la pluie éteint nos feux, le vent déchire nos tentes, la poussière souille nos marmites, il faut partir ! » Ces murmures firent successivement lever le camp à toutes les tribus. Les Coraïtes , privés de leurs alliés, abandonnèrent le siege. «C’est la dernière fois qu’ils auront vu les murs de Médine! s’écria Mahomet en les regardant s’éloigner ; ce sera à nous désormais d’aller leur porter la guerre ! » Il commença la campagne par la punition d’une peuplade voisine de Médine1 qui avait trahi son serment envers lui. Il leur envoya d’abord un parlementaire nommé Loubabà, pour les endormir en les berçant d’un faux espoir de pardon. « Nous conseilles-tu de nous fier de notre vie et de celle de nos enfants à la parole du prophète ‘? lui demandèrent les chefs et les femmes dc la tribu. - Oui, » répondit l’envoyé de Mahomet. Mais, touché en même temps du sort de ces familles condamnées à périr, et voulant indiquer, par un signe muet, un parti contraire à celui que conseillait sa parole, il passa horizontalement sa main sur son cou avec le geste du sabre qui tranche des têtes. La tribu comprit le geste et ne se fia pas aux paroles. Elle prit la fuite pendant la nuit la vengeance du prophète fut trompée. Mais, à peine Louhabà avait-il ainsi sauvé la vie de ces proscrits, qu’il se repentit de son humanité et résolut de se punir lui-même de son crime. Il rentra à Médine, et, s’attachant avec des coi-des de poils de chameau à une des colonnes de la mosquée, dénonça à haute voix sa supercherie et jura de ne prendre aucun aliment jusqu’à ce que le prophète lui eût remis sa trahison. Mahomet, touché de son action, lui pardonna et le délia de sa colonne. Mais, le lendemain, un de ses lieutenants s’étant emparé d’une autre tribu qui avait trempé dans la confédération, il fit creuser une immense tranchée sur la place et la combla de sept cents cadavres immolés en représailles de la violation du serinent. Il partagea entre les musulmans les armes, les dépouilles, les troupeaux de cette riche tribu. Chaque fantassin avait une part, chaque cavalier trois. Le nerf de la guerre, dans ces contrées où l’espace est sans bornes, était la cavalerie. Mahomet voulait la multiplier dans son armée. Il attacha des récompenses et des honneurs à l’élève des chevaux de race, institua des courses, ordonna des généalogies de noblesse entre les coursiers. Il établit aussi des lices d’épreuve et de gloire pour la course des chamelles. Une des siennes, nommée Eladhbà, ayant été vaincue par celle d’un Arabe du désert, il rougit de honte comme un chamelier qui aurait eu sa gloire dans la renommée de son dromadaire. La religion, la législation, la guerre et l’âge même ne le distrayaient pas de l’amour. Il avait fait épouser une de ses parentes, Zaynab, célèbre par ses charmes et pas son esprit, au jeune Sayd un de ses plus chers disciples. Un jour que Sayd était absent, Mahomet entra dans sa maison pour lui donner un ordre. Zaynab, à demi vêtue d’une mousseline transparente qui laissait voir la blancheur de sa peau et la grâce de sa taille, apparut dans toute sa séduction aux yeux éblouis de Mahomet. Il se retira saisi d’une invincible admiration en s’écriant « Louange à Dieu, maître des cours! » Zaynab ayant raconté avec terreur à son mari la visite et l’exclamation de son père adoptif, Sayd comprit qu’il fallait choisir entre la répudiation de sa femme ou la rivalité du prophète. Il alla demander à Mahomet la permission de répudier Zaynab, Mahomet l’épousa , malgré les préceptes du Coran, (lui défendent aux pères adoptifs d’épouser les veuves ou les femmes répudiées de leurs fils’. Des fêtes splendides signalèrent ce mariage dans Médine. Mais Mahomet, instruit par sa propre faiblesse du danger de laisser éclater aux regards la beauté des femmes, interdit, à dater de ce jour, l’entrée de l’appartement de ses femmes aux étrangers. Il leur ordonna de tendre toujours un rideau entre elles et les hommes dans leurs chambres. « O croyants écrivit-il dans le Coran, lorsque vous aurez quelque chose à demander aux épouses du prophète, ne leur parlez jamais qu’à travers un voile . » Il signala, quelques jours après, son humanité envers ses ennemis de la Mecque. La ville, bloquée par une armée d’Arabes musulmans, périssait d’inanition. « Laisse parvenir les vivres à mes compatriotes, » écrivit-il au général qui affamait les Coraïtes . La ville où il était né, pleine encore de ses parents et de ses disciples secrets, intéressait son cour. Il ne voulait pas confondre les innocents et les coupables. Il partit lui-même à la tête de deux cents cavaliers pour surveiller l’exécution de ses ordres. Arrivé à l’endroit où il avait perdu sa mère, il y campa pour vénérer sa mémoire. Il pria et versa des larmes sur le tombeau d’Aminà. Puis, tout à coup, se relevant avec effort comme si le fanatisme avait combattu en lui la nature « Non, dit-il, il ne convient pas au prophète et aux croyants d’invoquer ainsi Dieu pour ceux qui ont adoré ses vaines images ! » Réflexion cruelle contre lui-même, qui attestait, cependant la sincérité et la férocité de sa foi.
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