La Vie de Mahomet

(Alphonse de Lamartine, 1854)

Livre 1 - Chapitre 56

Son veuvage, la sévérité relative de ses moeurs dans un pays où la promiscuité des femmes existait sous la forme d’un concubinage illimité; sa longue union avec une seule femme plus âgée que lui et respectée par lui à l’égale d’une tutrice de sa vie et d’une confidente de sa mission, lui avaient conservé jusqu’alors la sensibilité dc cour et la sève ardente de la jeunesse. Le même foyer d’imagination qui allumait en lui l’extase allumait l’amour. Cette double puissance, venant de la même source, confondait en lui la foi et la volupté. Ce penchant pour les voluptés sensuelles, auquel les moeurs débordées des Arabes, le climat, l’exemple, la tradition des patriarches dans le désert, la tolérance de Moïse même et sa propre nature ne lui donnèrent pas la pensée de résister, ce fut la faiblesse dominante de son caractère et devint le vice et la ruine de sa législation. Les Arabes épousaient et répudiaient autant de femmes que le caprice, l’inconstance ou le dégoût les autorisaient à en flétrir. Mahomet crut faire assez pour la réhabilitation de cette moitié du genre humain en consacrant l’union des sexes par un lien religieux et presque indissoluble ; mais il ne crut pas faire trop pour rendre sa loi compatible avec la licence des Arabes en les autorisant à épouser jusqu’à quatre femmes légitimes, quand leur fortune leur permettrait d’assurer convenablement leur vie et leur rang d’épouses. La chaste et sévère unité du mariage chrétien, la plus antisensuelle, mais la plus morale et la plus civile des conséquences du christianisme qu’il avait sous les yeux en Syrie, fut écartée par Mahomet de sa législation comme trop incompatible avec les habitudes de son peuple, ou plutôt comme trop austère pour sa propre sensualité. Il oublia que, dans une législation religieuse, tout ce qui veut paraître divin doit être de nécessité surhumain, et qu’il n’est pas permis à un législateur inspiré de faire à la faiblesse humaine la concession d’une vertu. L’égalité réciproque de droits et de devoirs dans les rapports des deux sexes entre eux n’étant que la première de toutes les vertus, la justice, Mahomet violait la justice, maintenait l’inégalité des devoirs, continuait la dégradation de la moitié de l’espèce humaine, privait de femmes légitimes les deux tiers des hommes pauvres, favorisait le débordement des riches, privait d’époux, pour leur donner des maîtres, les deux tiers des femmes, et jetait la confusion dans les sentiments et dans les hérédités des familles, en proclamant, non le précepte, mais la tolérance de la polygamie chez les croyants. Cette licence démentait sa mission aux yeux de tout homme réfléchi, même à son époque. Ce qui dégradait la moitié de ses créatures ne pouvait être inspiré de Dieu. Il est vrai que le législateur religieux de l’Arabie imposait la sensualité de son peuple les deux plus pénibles privations des sens qu’on puisse imposer aux hommes pour prévenir en eux les tentations et les occasions de crimes ou de vices, la séquestration des femmes de la société des hommes, et l’abstinence du vin et de toute boisson fermentée. De ces deux préceptes du Coran, l’un préservait l’innocence en sevrant les yeux de la vue de la beauté, l’autre préservait la raison en sevrant les lèvres de l’ivresse, ce délire de l’âme. Il est vrai encore qu’il leur prescrivait des prières assidues et renouvelées à tous les pas du soleil dans les cieux ; des jeûnes dont le plus important était celui du mois de ramadhan, des proscriptions d’aliments charnels rigoureuses, des ablutions d’eau on de sable incessants, des silences, des recueillements, des abnégations de volonté ascétiques empruntés à la règle des monastères de l’inde ou des couvents chrétiens ; il est vrai, enfin, qu’il commençait hardiment l’émancipation et la dignité morale de la femme en lui reconnaissant l’égalité d’âme et de destinée immortelle avec les hommes, en les admettant parmi ses disciples, en interdisant de les immoler à leur naissance selon le meurtre usuel du désert, en enseignant aux Arabes de respecter en elles leurs mères, leurs filles, leurs épouses, les plus belles et les plus saintes créatures d’Allah. Mais il n’osa pas ou il ne voulut pas couper le vice à sa racine dans le précepte divin de l’unité conjugale. Il ne fit ainsi que rétrécir le désordre et murer la licence dans l’intérieur de la maison, au lieu de l’anéantir dans le cour même des Arabes. Ce fut le scandale de son Coran, le cri du genre humain contre l’autorité de son livre, la supériorité du christianisme sur sa législation , la condamnation future de sa doctrine sociale. Cette complaisance pour les sens lui coûta l’esprit de l’univers .
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