La Vie de Mahomet

(Alphonse de Lamartine, 1854)

Livre 2 - Chapitre 17

Les historiens arabes comptent trente-six mille villes, châteaux, villages ou tribus tombés déjà à cette époque sous la domination d’Omar. Son orgueil ne s’enfla pas de tant de succès de ses armes. Il conquérait pour Allah, non pour sa propre gloire. Un satrape persan étant venu à Médine vers ce temps, et s’attendant à trouver autour du khalife l’éclat qui entourait les rois de Perse, fut confondu d’étonnement quand on lui montra Omar endormi sur le parvis extérieur de la mosquée au milieu des pauvres de la ville. Pendant ce temps, Amrou, son lieutenant, lui conquérait l’Egypte ; Memphis et Alexandrie tombaient en son pouvoir. Les habitants du pays, assouplis à la docilité d’esprit par la servitude, et accoutumés à changer de Dieu en changeant de maîtres, adoptèrent en masse le dogme des musulmans. Omar, consulté, dit-on, par Amrou sur ce qu’il fallait faire de la bibliothèque d’Alexandrie, trésor intellectuel du monde, répondit à son lieutenant qu’il fallait les livrer aux flammes. «S’ils contiennent les mêmes choses que le Coran, ces livres sont inutiles, dit le khalife: et, s’ils contiennent des choses contraires au Coran, ils sont funestes ! » Amrou, si l’on en croit quelques chroniqueurs obscurs, aurait choisi en barbare à l’ordre d’un fanatique. Oman, plus impitoyable ce jour-là envers les idées qu’envers les hommes, aurait donc voulu, comme tous les novateurs armés de la force, que toute pensée humaine datât de la pensée de Mahomet. C’est ce crime contre l’intelligence qui fit oublier aux historiens futurs sa mansuétude envers les chrétiens. Omar fut victime d’un jugement ingénieux dans la forme, inique dans le fond, qu’il rendit lui-même à Médine. Un esclave persan de l’Arabe Mogaïrah, nommé Firouz, vint un jour se plaindre à lui de ce que son maître lui imposait un tribut de deux pièces d’argent par jour, et de ce qu’il ne pouvait avec le reste du salaire de son travail quotidien, nourrir sa famille. « Combien fais-tu de métiers ? demanda le khalife à l’esclave. Trois, répondit Firouz: le métier de charpentier, celui d’architecte et celui de sculpteur. - Eh bien, lui dit Omar, la somme qu’on te fait payer ne me paraît pas excessive, puisque tu vaux trois hommes ; on pourrait exiger de toi trois pièces d’argent par journée. Moi-même, ajouta-t- il, je t’emploierai, si tu veux, à construire un moulin à vent pour moudre les grains des greniers publics ». L’esclave, révolté de cette injustice, lui dit, en se retirant avec des murmures qui grondaient dans son cour comme un tonnerre intérieur : « Sois tranquille, je te construirai un moulin dont il sera parlé sur la terre, tant que la roue du firmament tournera sur la tête des hommes. «- Que dit cet homme ? demanda Omar; il me semble que le son de sa voix est une menace à ma vie ! ». L’esclave, en effet, rentrant dans sa maison, s’arme d’un ciseau aiguisé pour sa profession, et, épiant le khalife au moment où il était presque seul sur la place, lui plongea le fer dans le sein ; puis, frappant du même fer sanglant ceux qui venaient au secours du khalife, et les étendant morts à ses pieds, il se frappa enfin lui-même, et mourut vengé sur le corps de son oppresseur.
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