La Vie de Mahomet

(Alphonse de Lamartine, 1854)

Livre 1 - Chapitre 66

Mahomet, honteux de son inertie de deux années, sortit enfin de Médine au bruit d’une caravane de la Mecque, escortée par l’armée coraïte qui marchait vers la Syrie. Son armée ne comptait que trois cent quatorze combattants’ montés sur soixante-quatorze chameaux. Deux drapeaux, l’un noir et l’autre blanc, étaient portés devant lui par Ah et par un habitant de Médine. Voilà l’armée qui allait changer la face du monde plus profondément que les armées d’un million d’hommes de Xercès ou de Napoléon. Le nombre des combattants n’est pas la mesure des événements, c’est la cause. Un million de soldats combattant pour l’ambition ou pour la gloire d’un conquérant succombent sans laisser d’autre trace que leurs ossements sur la terre. Trois cent quatorze hommes combattant pour l’idée désintéressée de l’unité de Dieu contre des peuples idolâtres conquièrent pour des siècles un tiers de l’univers à leur cause. La victoire, quoi qu’en ait dit un souverain matérialiste de ce temps, n’est pas aux gros bataillons ; la victoire est à Dieu et à celui qui combat pour l’esprit de Dieu contre l’esprit corrompu des hommes. La caravane et l’armée de la Mecque étaient commandées par un guerrier illustre, ennemi de Mahomet, nominé Abou- Sofyàn. Instruit par ses espions de l’approche de Mahomet, Abou-Sofyàn envoya un messager à la Mecque demander des renforts. Ce messager s’arrêta, monté sur son dromadaire, dans le vallon voisin des murs de la Kaaba. En signe de terreur, il coupa les oreilles de son chameau, dont le sang ruisselait sur sa tête; il tourna la selle de l’animal vers sa croupe, il déchira ses habits, et cria sept fois : «Coraïtes ! à la caravane! à la caravane ! Mahomet l’enveloppe, tout va périr, hommes et marchandises ; au secours ! au secours de vos frères ! » Cette voix et ces signes de désespoir firent lever les Coraïtes en masse. Un des plus âgés ayant refusé de marcher à cause de sa corpulence: « Parfume-toi, lui dirent ses compatriotes, car tu n’es qu’une femme ! » Il rougit du reproche et marcha. L’armée comptait cent chevaux et mille guerriers. Mahomet, campé à Béder, à quatre journées de Médine, apprit le formidable renfort attendu par Abou-Sofyàn. Le nombre ne l’étonna pas, mais il pouvait étonner ses soldats. Il les rassembla. « Prophète, dit Aboubekre, mène-nous où Dieu t’ordonnera de nous mener, nous n’imiterons pas les enfants d’Israël, qui disaient à Moïse : Va, toi et ton Dieu, combattez ensemble l’ennemi ; quant à nous, nous restons où nous sommes. Mais nous te dirons: Va, toi et ton Dieu, nous combattrons avec vous ! - Quand tu nous mènerais au milieu des flots de la mer, lui dit le premier de ses disciples de Médine, Sad, nous y marcherions sur tes pas ! » Leur fanatisme appuya le sien.

Ses espions, envoyés au loin pour lui donner des nouvelles de l’approche de l’ennemi, s’étant assis près d’un puits entouré d’un groupe de femmes, entendirent une de ces femmes qui disait à l’autre : « Je te payerai ce que je te dois quand j’aurai vendu quelque chose à la caravane. Elle passera par ici demain ! » Un moment après, Abou-Sofyàn, chef des Coraïtes , cherchant de son côté les indices du voisinage de l’armée de Mahomet, arrive auprès du même puits «Avez-vous vu quelque étranger ? demanda-t-il aux femmes. - Oui, dirent-elles, nous avons vu deux voyageurs montés sur leurs chameaux, qui sont venus boire à cette source, et qui sont repartis.» Abou-Sofyàn pousse son cheval sur les traces des espions de Mahomet, et, reconnaissant des noyaux de dattes dans la fiente de leurs chameaux « Par la Kaaba ! dit-il, ce sont des chameaux d’Yathreb» il rejoint alors l’armée pour la guider sur cet indice.
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