La Vie de Mahomet

(Alphonse de Lamartine, 1854)

Livre 1 - Chapitre 68

À ce signal, les musulmans, longtemps contenus, fondent comme une tempête sur les rangs rompus des idolâtres. Liés les uns aux autres par l’enthousiasme et par la discipline, le poids de cette poignée d’hommes fait brèche partout où elle se porte dans la nuée disséminée et confuse des ennemis. Tout fuit ou tombe sous leurs coups. La plaine est jonchée de leurs cadavres ou de leurs cavaliers désarçonnés. On voit ça et là les vainqueurs ramenant les vaincus désarmés au pied de la colline du prophète. Un de ses officiers s’indigne de cette pitié qui laisse vivre des infidèles. Mahomet le gourmande et ordonne d’épargner les vaincus. A chaque instant on lui amène des Coraïtes connus par les persecutions qu’ils lui ont fait subir. Il leur pardonne, mais il s’informe avec sollicitude du plus irréconciliable de ses ennemis, Aboudjal. «Cherchez-le sur le champ de bataille, dit-il à ses gardes, vous le reconnaîtrez à une cicatrice qu’il s’est faite au genou en luttant dans sa jeunesse avec moi pour la place d’honneur dans un festin. Il tomba sous moi, et il porte encore la trace de sa chute ! » Abdallah s’élance, parcourt l’espace, reconnaît Aboudjal à sa cicatrice. Il expirait de ses blessures sur le sable. Abdallah lui met le pied sur la gorge pour l’achever. « A qui la victoire? demande seulement le mourant. - A Dieu et à son prophète,» répond le musulman en lui tranchant la tête d’un coup de sabre. Mahomet reçoit cette tête du vieillard et la contemple avec une féroce satisfaction. « Tu jures que c’est bien la sienne? dit-il à Abdallah. - Oui, je le jure. » Alors Mahomet se prosterne et rend grâce au ciel de sa vengeance. Mahomet n’avait perdu que quatorze de ses combattants. Les Coraïtes avaient laissé soixante quatorze cadavres sur la place. Mahomet ordonna de les ensevelir dans la citerne creusée entre les deux camps. Leurs corps la comblèrent. Un des jeunes croyants venus de la Mecque avec le prophète reconnut le corps de son père, Otba’, parmi les morts; il frissonna d’horreur à ce spectacle des guerres religieuses. Mahomet vit ce frisson : «Le sort de ton père te touche, dit-il au fils ; ta foi en serait-elle ébranlée? - Non, répondit le jeune homme, je sais que mon père a eu le sort des infidèles ; mais mon père était un homme juste, sage, pieux, compatissant, j’espérais toujours que ses vertus l’attireraient à notre foi, je pleure de le voir ainsi mort dans l’idolâtrie où il était né C’est bien, dit le prophète, cette piété filiale est agréable à Dieu, et t’honore devant les hommes ! »
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