La Vie de Mahomet

(Alphonse de Lamartine, 1854)

Livre 1 - Chapitre 35

Mahomet, à qui ses extases sincères, affectées ou maladives, n’enlevaient rien de la lucidité politique, habile à ne pas devancer les heures, laissa couver encore trois ans sa doctrine dans ce demi-mystère d’un cénacle de ses premiers disciples, demi-jour qui excita la curiosité sans faire éclater le scandale. Il attendait que sa secte eût assez de force pour résister au cri public et à la persécution qu’elle ne manquerait pas de soulever quand elle se poserait face à face avec le culte idolâtre et avec les soutiens intéressés des antiques superstitions. Attaquer les idoles de la Kaaba, c’était attaquer la Mecque, centre des pèlerinages de toute l’Arabie ; c’était attaquer les Coraïtes , ses compatriotes, qui étaient le peuple élu entre toutes les tribus pour posséder, ouvrir ou fermer le temple commun ; c’était attaquer le commerce, le monopole et la fortune publique, alimentés exclusivement par le concours annuel de toute l’Arabie à ce temple ; c’était surtout attaquer dans leurs privilèges les grandes familles de la Mecque, qui se partageaient entre elles les sacerdoces, les pontificats, les hospitalités honorifiques ou lucratives des pèlerinages. Le soulèvement contre une telle expropriation de préjugés, de superstitions, d’honneurs, de bénéfices, d’intérêts, devait donc être général. Il fallait se prémunir lentement contre cette indignation de toutes les classes en détachant d’abord un à un de chacune de ces familles quelques-uns des soutiens naturels de cette coalition du mensonge, et en les engageant dans la secte qui devait faire prévaloir la foi nouvelle. Tel fut évidemment le motif de cette temporisation de trois ans par Mahomet. Peut-être aussi employa-t-il ces trois années de prudence, de médiation et de conférences avec ses premiers élus, à préparer en secret le code de doctrines et de législation qu’il devait substituer aux fables de l’idolâtrie et aux immoralités de moeurs civiles de son peuple ; peut-être le courage lui manqua-t-il au dernier moment pour faire écrouler sur sa tête tout ce vieil édifice d’idolâtrie, de traditions et de vices organisés qui devaient l’écraser lui et les siens , peut- être enfin espéra-t-il que le Dieu dont il se croyait inspiré se contenterait qu’il fût philosophe, sans exiger qu’il fût martyr. La vie de Mahomet indique visiblement ces motifs divers dans ses élans et dans ses hésitations tour à tour. Nous en retrouverons bientôt une autre preuve dans ce récit.
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