La Vie de Mahomet

(Alphonse de Lamartine, 1854)

Livre 1 - Chapitre 10

Leur religion était aussi libre que leur politique. Les uns adoraient les anges ou esprits célestes, intermédiaires qu’ils supposaient être des femmes, et qu’ils appelaient les filles de Dieu ; les autres, la lune et les étoiles ; ceux-là croyaient que l’homme commençait à sa naissance et finissait, à son dernier soupir ; ceux-ci, pensaient que la vie, humaine n’était qu’une des périodes infinies de l’existence renouvelée ailleurs sous d’autres formes. Quand l’Arabe était mort, ils attachaient sa plus belle chamelle à un piquet à côté de sa tombe, et la laissaient expirer de faim sur le corps de son maître, pour qu’il retrouvât sa monture habituelle dans le monde où la mort l’avait introduit. Une espèce de chouette du désert qui voltige autour des sépulcres en polissant des cris plaintifs était censée l’âme du mort demandant à boire aux survivants. Ils représentaient en pierre et en bois les images des êtres supérieurs et rendaient un culte à ces divinités sourdes. Leur religion primitive était mêlée des superstitions juives, romaines, grecques, persanes, selon ceux de ces peuples avec lesquels ils avaient le pills de rapprochements. L’usage de la circoncision, empruntée des Hébreux, existait chez toutes les tribus. On consultait l’oracle en écrivant un mot sur le bois de trois flèches sans pointe et en tirant à tâtons, d’un sac où elles avaient été mêlées, l’une de ces flèches. Le mot qu’elle portait inscrit, sur sa hampe était réputé l’arrêt du destin. Ils pratiquaient l’esclavage. Chacun pouvait avoir, alitant d’épouses que ses facultés lui permettaient d’en entretenir. L’héritier recevait les veuves, comme les troupeaux dans le patrimoine du défunt. L’inceste entre le beau-fils et la belle-mère était donc licite en certains cas. Chaque chef de tente avait le droit absolu de vie et de mort sur sa famille et sur ses esclaves. Un usage barbare autorisait le père et la mère, pauvres à enterrer vivantes leurs filles au moment de leur naissance, afin de prévenir ou le sort funeste que la société réservait aux femmes, ou les outrages et les déshonneurs qu’une fille attirerait peut-être un jour sur leur nom. Leur unique occupation était le soin des troupeaux et la guerre. La guerre était pour ainsi dire individuelle parmi eux. Une violence amenait un meurtre, le meurtre, voulait être racheté ou par une compensation en têtes de chameaux qui satisfît l’offensé, ou par un autre meurtre. Le sang pour le sang était toute la justice. La vengeance était ainsi un devoir sacré, une femme enlevée, un esclave, un coursier, un chameau dérobé, une satisfaction du sang refusée par une tribu à une autre, entraînaient des guerres de dix, et de cinquante ans entre les Arabes. Cette législation, féroce sous tant d’aspects, ne manquait cependant ni d’humanité ni de vertu, ni de sagesse, ni même de raffinement sous d’autres rapports. Les Arabes poussaient jusqu’à la superstition le respect de l’hospitalité. Leur ennemi le plus irréconciliable trouvait asile, sûreté et même protection, dès qu’il parvenait à toucher la corde de leurs tentes ou le bas de la robe de leurs femmes. Ils étaient braves, généreux, héroïques. Toutes les vertus et même toutes les délicatesses de la chevalerie, que l’Europe n’a connues que plus tard, étaient immémorialement passées dans leurs moeurs. Sensibles à l’éloquence, à la poésie, à la musique, ils honoraient comme des demi-dieux les hommes doués de ces dons, qui leur semblaient surnaturels. Bien que leur littérature ne fut éternisée dans aucun livre, elle l’était dans leur mémoire. Les tribus avaient entre elles des espèces de jeux olympiques dans lesquels elles luttaient de supériorité entre leurs orateurs et leurs poètes. Le poème qui emportait le prix de l’aveu du plus grand nombre des auditeurs était écrit alors et suspendu à perpétuité aux murs de la Kaaba à la Mecque.

Les pèlerins qui arrivaient en foule tous les ans en admiraient le génie et transportaient à leur retour, l’ouvre, la renommée, le génie du poète, dans toute l’Arabie. Ces poésies ainsi couronnées et adoptées par la nation s’appelaient des Moàllacà. Elles avaient des règles de composition conformes au génie du peuple guerrier, amoureux, pasteur, règles dont il était défendu de s’écarter. Elles devaient commencer par une sorte d’élégie lyrique sur la douleur d’un amant affligé qui revoit, en passant le désert, les ruines de l’habitation ou de la tente où il fut heureux jadis avec sa maîtresse ; image apparemment la plus pathétique au cour de l’Arabe. Elle devait contenir ensuite la description des perfections de la chamelle et du coursier, ces deux compagnons de voyage, de guerre et de paix du nomade. Elle devait se terminer par un splendide paysage comme une décoration à la fin d’un drame.

Ce peuple, qui vivait en perpétuelle société avec la terre, voulait la voir reproduite sans cesse à son imagination dans les vers de ses poètes. L’histoire des poètes, ces prophètes profanes des Arabes, se trouve sans cesse mêlée à l’histoire de la tribu et de ses héros, héros et poètes en général, eux- mêmes. lmroulcays, un des plus aventureux, des plus héroïques et des plus grandioses de ces bardes touchait presque à l’époque de naissance de Mahomet. La Grèce, Rome et les littérateurs modernes n’ont rien de plus parfait que les vers de ce barbare nomade errant, combattant, aimant et chantant à la fois ses amours, ses exploits et ses malheurs. Voici quelques strophes de sa Moàllacà, de son poème suspendu, au temps de Mahomet, dans le temple de la Mecque. Arrêtons-nous ici, ô mes compagnons au souvenir de ta bien aimée, et aux traces de cette demeure chérie, autrefois assise entre ces deux collines sablonneuses, à l’endroit où le vent du nord et le vent du midi qui s’y rencontrent et, qui y élèvent leurs tourbillons de poussière n’ont pu cependant, en effacer encore les derniers vestiges « Mes compagnons, attendris par ma douleur, arrêtent leurs coursiers. Rappelle, ton courage, me disent-ils avec compassion. « Ah ! le seul remède à mes peines est de verser ici mes larmes ! ou plutôt à quoi me serviraient mes larmes mêmes, puisqu’elles ne peuvent repeupler cette solitude et ranimer ces débris? « C’est ici que j’ai perdu les deux jeunes filles que j’aimais jadis. Lorsqu’elles approchaient, l’air embaumé m’annonçait leur présence comme le vent du matin apporte à mon haleine le parfum de l’oeillet. Séparé d’elles, mes pleurs ont coulé sur mon sein et mouillé le ceinturon de mon sabre. «Mais quoi! n’ai-je pas passé des jours heureux auprès d’elles ? surtout ce jour où j’égorgeai ma propre chamelle pour offrir un repas aux jeunes filles ! quelle idée enfantine elles eurent alors dans leurs jeux, de se partager entre elles la charge et les ornements de ma chamelle !... «Un jour, sur la colline de sable, celle que j’aimais me repoussa avec dureté et s’engagea par un serment, irrévocable à ne plus m’écouter. «O Fathmé ! ne m’anéantis pas sous tant de rigueur ; si quelque chose t’a déplu en moi, délie doucement mon cour du tien et rends-lui la liberté.» Vient ensuite une description de la beauté de son amante, que le Cantique des cantiques dans Salomon, ne surpasse ni en grâce ni en élévation ; puis, il peint la force de sa passion. «Souvent, pour éprouver ma constance, une nuit plus orageuse que les flots soulevés de la mer m’a enveloppé de ses ténèbres et de ses terreurs: Je lui ai dit : O nuit si lente dans ta marche, fais enfin place à l’aurore! Quelle nuit lente les étoiles immobiles semblaient attachées à des rochers par d’invisibles clous ! .. . » Le poète amène de là avec une naturelle transition le portrait obligé du cheval de guerre. Dès le point du jour, dit-il, lorsque l’oiseau est encore dans son nid, je pars sur un cheval d’une taille élevée, dont la vitesse répond à l’impatience de mes pensées qui le devancent ! Il a la force d’un bloc de rocher, que son poids précipite, en s’augmentant, de la crête d’une montagne ! L’or semble se jouer en lames sur son poil fin. La selle peut à peine se fixer sur son dos semblable à la pierre, polie par une onde qui la lave sans cesse en courant avec vitesse au soleil...Il est maigre, son feu le consume ; quand il court de toute son impétuosité, il fait entendre dans sa course un bruit semblable à celui de l’eau qui bouillonne dans une chaudière!... Il a le flanc court de la gazelle, le jarret sec et nerveux de l’autruche ; son corps est large ; sa queue épaisse remplit tout l’intervalle entre ses jambes. Le sang des animaux féroces ou des guerriers ennemis qu’il m’aide à atteindre sèche sur son encolure, ressemble à la teinture rose du henné qui déguise la blancheur de la barbe du vieillard. « Il passe la nuit, sellé et bridé, toujours près de moi, sans tourner ses naseaux vers les pâturages. » Après cette description du cheval, que nous abrégeons, et dont les traits rappellent le cheval de Job, le poète arabe raconte un des phénomènes naturels les plus agréables à des pasteurs, une pluie d’orage dans le désert: «L’orage, dit-il dans ses trois dernières strophes en déchargeant ses nuées sur les pentes de Châbir, y a fait renaître enfin de la verdure et éclore les fleurs; tel le marchand ambulant de l’Yemen, lorsqu’il s’arrête auprès des tentes, ouvre ses ballons enveloppés d’une toile sombre et déploie sur le sable mille étoffes aux couleurs variées. «Les oiseaux de la vallée gazouillent de joie comme s’ils s’étaient enivrés, dès l’aurore, des gouttes d’un vin gai et délicieux. «Les lions des hauts lieux que les courants de ravines ont surpris, emportés et noyés dans la nuit, gisent étendus au loin ainsi que les faibles et viles plantes déracinées et éparses sur le sol ! » Telle était la littérature de ce peuple égale en force et en relief à celle de la Grèce et de Rome, supérieure en naïveté et en naturel, balbutiement sauvage et gracieux d’une humanité primitive.
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