La Vie de Mahomet

(Alphonse de Lamartine, 1854)

Livre 1 - Chapitre 47

Il y avait tant de similitude, dans le commencement de la mission de Mahomet, entre la profession de foi du Coran et la profession de foi du chrétien, que les premiers sectateurs de Mahomet à la Mecque, s’étant réfugiés pour fuir la persécution en Abyssinie, les Abyssiniens, déjà convertis au christianisme, reçurent les mahométans comme des demi-chrétiens. « Qu’est-ce que cette religion nouvelle pour laquelle vous fuyez votre patrie ? demanda aux réfugiés Coraïtes le roi d’Abyssinie, en présence de ses évêques. - Nous étions plongés dans les ténèbres, répondirent les Arabes. Un homme illustre et vertueux de notre race est venu ; il nous a enseigné l’unité de Dieu, le mépris des idoles, l’horreur des superstitions de nos pères ; il nous a commandé de fuir les vices, d’être sincères dans nos paroles, fidèles à nos promesses, bienfaisants à nos frères; il nous a interdit d’attenter à la pudeur des femmes, de dépouiller les veuves et les orphelins ; il a prescrit la prière, l’abstinence, le jeûne, l’aumône. - C’est comme nous, dit le roi. Pourriez vous nous répéter de mémoire quelques-unes des paroles mêmes de cet apôtre qui vous a enseigné sa religion ? - Oui,» dit le Coraïte. Et il récita un chapitre du Coran où le miracle de la naissance de Jean, fils de Zacharie, est raconté dans le style même des Ecritures. Le roi et les évêques, ravis d’étonnement et d’édification, mouillaient leurs barbes de larmes d’émotion. « Voilà, dirent-ils, des paroles qui semblent couler de la même source que celles de l’Evangile ! » lis demandèrent aux réfugiés Coraïtes «ou Coréischites»: «Que pensez-vous de Jésus? Djafar, fils d’Aboutaleh et cousin de Mahomet, répondit par ce passage du Coran « Jésus est le serviteur de Dieu, l’envoyé du Très-Haut, son Esprit, son Verbe, qu’il a fait descendre dans le sein de la vierge Marie ! « - Miracle ! s’écrièrent le roi et ses évêques ; entre ce que tu viens de dire du Christ et ce qu’en dit notre religion, il n’y a pas l’épaisseur de ce brin d’herbe de différence Allez et vivez en paix. » Il semble, en effet, que l’islamisme n’était dans la première pensée de Mahomet qu’un commentaire arabe de l’Evangile, et qu’il hésita longtemps s’il ne se bornerait pas à se déclarer apôtre du Christ, et à prêcher la religion du moine Djerdjis et de l’orfèvre de Marwa à sa nation. Mais Mahomet ne possédait pas son esprit, il en était possédé soit tension continue de son imagination vers les choses invisibles, soit hallucination extatique presque habituelle qui s’était manifestée en lui depuis son enfance, mais surtout depuis son évanouissement nocturne dans la caverne de Safa, soit épilepsie ou catalepsie intermittente, dont il paraît avoir été affecté comme César et d’autres grands hommes qui avaient faussé leurs organes à force de penser, il paraît évident que Mahomet était visité par des visions et surtout par des songes. Ces songes et ces visions se rapportaient naturellement aux préoccupations de l’enthousiaste éveillé, il les prenait pour des révélations d’Allah à son âme. Il les recueillait à son réveil, les revêtait du style figuré de sa nation, des imitations bibliques et évangéliques dont son esprit était éclairé par ses études et par ses fréquentations avec les juifs et avec les chrétiens dans ses voyages ; il les proférait ensuite à ses disciples comme des lois directes du ciel transmises aux hommes par l’écho fidèle de ses lèvres. On ne peut voir quelque trace d’artifice pieux que dans la rédaction évidemment soignée, littéraire, éloquente, poétique, de ces pages du Coran ou de ces prédications écrites sur les feuilles du palmier et distribuées aux Arabes comme l’expression même des esprits révélateurs qui les lui inspiraient. Cette rédaction réfléchie de son code religieux, moral et civil, était évidemment une oeuvre de sa volonté, de sa politique, de sa méditation. L’écrivain aidait au prophète. Mais ce travail même de l’écrivain au repos, après l’instant de la vision ou après le réveil du songe, ne prouve pas que le poète fut sciemment un imposteur. Cela prouve seulement que pendant l’accès il avait cru voir, il avait cru entendre, il avait cru à la divinité des songes, et qu’il employait ensuite tout son génie de législateur et de prédicateur à présenter ses révélations aux hommes dans la forme et dans le style les plus propres à les relever dans leur esprit. Les railleries, les persécutions, le mépris public et la mort qu’il encourait tous les jours de sa vie, pour ces visions et pour ces extases, dont quelquefois on le voit prêt à douter lui-même, attestent sa propre illusion dans l’illusion qu’il communiquait aux Arabes. Les historiens ne sauraient trop se défier de ces incriminations d’imposture que l’esprit de secte et l’ignorance déversent de loin sur les hommes qui ont renouvelé la face de l’esprit humain dans tous les siècles. L’hypocrisie n’est pas une force dans l’homme, c’est une faiblesse. Le masque éclate toujours par quelque côté. Les grands hypocrites sont de grands comédiens, mais ne sont pas de grands hommes. L’enthousiasme de bonne foi est le seul levier assez fort pour soulever la terre ; mais, pour que ce levier ait toute sa puissance, il faut qu’il ait d’abord pour point d’appui la foi d’un esprit enthousiaste, intrépide et convaincu. Tel nous apparaît, de plus en plus, le prophète des Arabes dans les vicissitudes de sa prédication religieuse : un extatique convaincu un visionnaire de bonne foi, un enthousiaste politique, mais à qui son enthousiasme laissait toute la lucidité de son génie. Reprenons sa vie.
Livre 1:
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30
31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60
61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90
91 92 93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107
Livre 2:
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20

Achetez le texte intégral avec les notes et commentaires d'Ali Kuhran (éditions L'Harmattan)